La mixité sociale en ville est-elle devenue utopique ?

mixite sociale ville Maison St Charles©Julie Limont

La transformation de l’ancien orphelinat de la Maison Saint-Charles en maison de mixité sociale et intergénérationnelle dans le 15e arrondissement fait partie des opérations emblématiques récentes en matière de mixité sociale à Paris (©Julie Limont)

Temps de lecture : 7 min

Alors que la réforme qui prévoyait l’intégration du logement intermédiaire dans les quotas de logements sociaux prévus par la loi relative à la solidarité et au renouvellement urbains (SRU) a suscité de nombreux débats, la question de la mixité sociale et de sa réalité dans la ville est revenue sur le devant de la scène. Des acteurs comme Habitat et Humanisme et Foncière Logement, filiale d’Action Logement, se mobilisent pour la développer dans les projets immobiliers. Enquête.

    Les informations clés

  • Bernard Devert, fondateur d’Habitat & Humanisme, définit la mixité sociale comme une utopie concrète à bâtir. Il se bat depuis 38 ans pour qu’elle soit une réalité en considérant l’acte de construire comme un acte de soin et d’humanité.
  • Pour contribuer à la mixité sociale, Yanick Le Meur, directeur général de Foncière Logement, souligne l’importance de loger les salariés modestes et les classes moyennes dans des zones tendues et des quartiers prioritaires. Concrètement, la création de nouveaux logements doit s’inscrire dans un projet global, appuyé par une volonté politique forte, et répondre aux besoins des territoires et des salariés.
  • Parmi les opérations emblématiques récentes figurent la Maison Saint-Charles à Paris, l’opération d’Habitat et Humanisme rue Tronchet dans le 6e arrondissement de Lyon ou encore la réhabilitation/reconstruction de 18 immeubles pour 135 logements dans le centre-ville de Marignane par Foncière Logement.
  • Pour lever les freins à la mixité sociale en ville, une commande politique locale et une stratégie nationale sont indispensables, ainsi qu’une meilleure redistribution fiscale selon Bernard Devert et Yanick Le Meur.

La mixité sociale – promue par les acteurs de la fabrique la ville, à commencer par les élus locaux – est-elle plus que jamais une chimère ? « Cette mixité sociale est une utopie concrète, répond Bernard Devert, fondateur d’Habitat & Humanisme, organisme agissant faveur du logement et de l’insertion des personnes en précarité et la recréation de liens sociaux depuis 1985. Elle reste encore à bâtir, mais elle est engagée grâce à l’effort des élus depuis des décennies à l’instar des anciens maires de Lyon, Michel Noir et Gérard Collomb, ou d’autres édiles qui font reconnaître la mixité comme un levier de la fraternité. »

Au cœur de l’ADN de Foncière Logement depuis vingt-quatre ans, la mixité sociale se définit par « des personnes appartenant à des catégories socioprofessionnelles ou culturelles différentes à vivre dans un même immeuble ou quartier », selon Yanick Le Meur. Le directeur général de cette association – spécialisée dans le logement abordable pour les salariés du secteur privé et dans le scope d’Action Logement – ajoute : « Chez nous, cette mixité sociale, qui est un enjeu de réparation de la ségrégation sociale, se traduit par deux approches complémentaires : loger les salariés aux revenus modestes dans les zones « tendues » dans son parc conventionné, loger les classes moyennes dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville par une offre locative de grande qualité à loyer libre, à proximité des bassins d’emplois. »


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L’immobilier, « essentiel » à la mixité sociale

Pour que cette mixité sociale ne soit pas une simple utopie, des acteurs de l’immobilier s’engagent sans relâche sur le terrain pour qu’elle devienne une réalité. « L’immobilier est essentiel pour conduire un projet de ce type dans les territoires, poursuit Yanick Le Meur, encore plus quand le logement traverse une crise profonde sans mesures fortes pour l’enrailler. Pour que la mixité sociale s’installe et se déploie, il faut que la création d’une nouvelle offre de logements s’inscrive dans un projet global et ambitieux porté par une volonté politique forte, qu’elle colle au plus près de la croissance économique du territoire, des besoins des salariés. Il faut avoir le produit au bon endroit et au bon moment. »

Jouissant d’un patrimoine de près de 34 800 logements en exploitation, Foncière Logement – qui contribue au financement des retraites du secteur privé par transfert gratuit de son patrimoine à AGIRC-ARRCO – souligne que « 30% de ses locataires entrants, issus des classes moyennes, proviennent d’une autre région, signe d’une mobilité professionnelle facilitée. Issus des classes moyennes, nos locataires de nos programmes dans les QPV affichent en 2023 un écart de revenus de 154 % par rapport à la moyenne de la commune ».

« Considérer l’acte de construire comme un acte de soin »

Pour le fondateur d’Habitat et Humanisme – pour qui la mixité est un « combat permanent » depuis 38 ans –, « la société française est marquée par une approche de grande financiarisation ». « Il doit y avoir un type d’habitat qui ne peut pas être simplement enfermé, assujetti à cette financiarisation ou en tout cas pas seulement. Faute de quoi notre société sera avec un abime entre ceux qui ont et ceux qui n’ont pas. » Pour ne pas tomber dans les travers de cette financiarisation de l’habitat, Bernard Devert a donc développé des outils économiques à vocation sociale pour financer et mener à bien son action.

« Les premières pages du mouvement d’Habitat & Humanisme ont été écrites à la suite d’une rencontre quand j’étais promoteur dans les années 1980 à Lyon, en l’occurrence d’une personne âgée isolée et avec peu de ressources, témoigne-t-il. Je lui trouve un logement de qualité, mais qui n’était pas dans le quartier où elle vivait depuis 75 ans. Cette dame fera une tentative de suicide. » Touché par la situation, Bernard Devert a la conviction qu’il doit penser « autrement » son métier de bâtisseur.

« À ce moment-là, je me suis dit que j’allais construire des logements pour des populations fragilisées dans des quartiers qui ne le sont pas : je viens à considérer l’acte de construire comme un acte de soin et d’humanité. » Se revendiquant comme l’un des pionniers de l’économie sociale et solidaire (ESS), le fondateur d’Habitat & Humanisme tient à préciser que son offre ne s’inscrit pas « seulement » dans une approche de générosité ; « nous le faisons à partir d’une activité économique ». Persuadé qu’il y a la possibilité de créer une économie nouvelle, Bernard Devert invite au réveil de l’ESS pour développer la mixité sociale en ville. « L’ESS – qui s’endort un peu – est un des leviers pour faire reculer la pauvreté, clame-t-il. Son encours atteint 30 milliards d’euros, mais il ne représente désormais que 0,45 % de la richesse circulante des Français, au lieu de près d’1 % il y a quelques années. »

Ces opérations emblématiques

Le projet de réhabilitation/reconstruction de 18 immeubles pour 135 logements dans le centre-ville de Marignane par Foncière Logement (©DR)

Grands défenseurs de la mixité sociale en ville, Foncière Logement et Habitat & Humanisme ne manquent d’opérations emblématiques dans différents territoires. Yanick Le Meur cite d’emblée le projet dans le centre-ville de Marignane (voir encadré) et le département de la Seine-Saint-Denis, qu’il qualifie de « petit jardin » de Foncière Logement. « Ce territoire, qui jouit d’un fort développement (entreprises, transports en commun…) a besoin d’une offre de logements qualitative pour répondre à une demande accrue. Les projets que nous y réalisons, en coopération avec les élus locaux, fonctionnent tous sans exception. » Ainsi, Foncière Logement va multiplier par 2,5 les investissements dans ce département dans les cinq ans à venir.

Bernard Devert met lui en avant la Maison Saint-Charles à Paris et sa philosophie humaniste et l’opération rue Tronchet dans le 6e arrondissement de Lyon. « Il y a plus de dix ans, à deux pas du parc de la Tête d’or, nous avons livré 80 logements sur un site qui hébergeait jadis un couvent des Franciscaines. Si nous avons céder la moitié à des acquéreurs classiques, dans le même temps, nous avons gardé l’autre moitié dans notre foncière. Celle-ci est dévolue à un foyer pour héberger 30 élèves de prépas issus de quartiers défavorisés. »

Les freins à la mixité sociale

Être un ardent défenseur de la mixité sociale en milieu urbain, c’est aussi faire face à de nombreux freins pour la faire émerger sur le terrain. « Sans une commande politique locale assumée et une stratégie nationale d’équilibres sociaux, il ne peut y avoir de mixité sociale », pointe Yanick Le Meur. Et d’ajouter : « Comme l’a constaté France Stratégie, ce sont dans les quartiers où il y a le plus de projets urbains que la mixité s’est développée, ce qui induit qu’il faut plusieurs mandats électoraux pour l’enraciner durablement. ». La question des transports en commun, essentielle pour désenclaver les quartiers et relier les lieux d’emplois « s’est considérablement améliorée ces 10 dernières années » salue le directeur général de Foncière Logement. « Dans les critères d’arbitrage de nos locataires (ou potentiels locataires) qui sont je le rappelle libres de choisir de vivre ou pas dans ces quartiers, deux sont particulièrement prégnants : l’offre éducative, notamment à l’entrée au collège et la sécurité ».  

Le fondateur d’Habitat & Humanisme rappelle quant à lui le coût du foncier qu’il qualifie de « rente foncière ». « Est-il juste que les terrains à construire bénéficient d’une folle plus-value en raison des investissements de l’État et des collectivités locales ? », s’interroge-t-il. « La fiscalité doit être réorientée, non pas pour pénaliser mais pour une meilleure redistribution et financer la mixité sociale, plaide Bernard Devert. Pour défendre l’idée de mixité, il faut inviter les personnes à la voir comme une chance pour pacifier la société. En la matière, la loi SRU est un formidable accélérateur pour réconcilier le corps social. »

Convaincu que Foncière Logement est un « bon éclaireur » de ce que doit être la ville idéale en matière de mixité sociale, Yanick Le Meur estime nécessaire que l’État, comme les collectivités locales, affiche des objectifs « clairs » et « précis » pour la traduire dans les territoires. « La ville idéale en matière de mixité sociale, c’est aussi la prise en compte la mixité des âges – nous avons un vrai problème avec le vieillissement de la population – et de la mixité culturelle », conclut Bernard Devert.

Lutter contre le mal-logement

Tout en œuvrant pour plus de mixité sociale en ville, Foncière Logement lutte, depuis 2020, contre l’habitat indigne. « Grâce à Digneo – un outil mobilisable par les collectivités et les opérateurs immobiliers –, nous avons engagé la construction ou la réhabilitation de 1 800 logements en lieu et place d’immeubles insalubres dans les centres-villes anciens, relate Yanick Le Meur. Tout en transformant le patrimoine, nous développons donc la mixité sociale et favorisons le bassin d’emploi local pour l’habitat des salariés. » Cette offre est née sur le terrain, plus exactement dans l’hypercentre en péril de Marignane, où Foncière Logement va réhabiliter/reconstruire 135 logements, soit un total 18 immeubles. « Ce projet ambitieux de haute-couture urbaine, nous le menons avec Girard, filiale de VINCI Construction spécialisée dans la restauration du patrimoine ancien et de monuments historiques », ajoute le directeur général de Foncière Logement. Estimé à 50 M€, ce vaste programme est selon lui l’un des meilleurs exemples de ce que doit « l’offre de logements de demain, sobres, durables, adaptés aux enjeux du siècle ». Pour enrayer le mal-logement, le fondateur d’Habitat & Humanisme s’est fixé pour sa part comme objectif de créer une « nouvelle économie, bien comprise, qui pacifie une société, réconcilie avec l’autre, et que les personnes se sentant abandonnées voient une ouverture ». Pour ce faire, il plaide pour un travail sur « l’approche » des logements vacants estimés à 320 000 par le ministère du Logement. « Admettons que la crise du mal-logement porte sur ce chiffre – Bernard Devert avance entre 600 000 à 800 000 logements concernés –, alors il faut protéger les propriétaires pour revitaliser ces biens, et y faire entrer des personnes en difficulté. Procéder ainsi permettrait d’apaiser la société ! »