Publié le 01 déc 2022
Temps de lecture : 4 min
Interviews
Publié le 01 déc 2022
Temps de lecture : 4 min
Emma Vilarem est co-fondatrice de l’agence [S]CITY, qui aide les acteurs de la fabrique de la ville à intégrer dans leurs projets les besoins psychologiques, émotionnels et sociaux des habitants. Pour ce faire, l’équipe [S]CITY s’appuie sur les sciences cognitives. Explications.
Pouvez-vous vous présenter, ainsi que votre activité ?
Emma Vilarem : Je suis docteure en neurosciences cognitives, et j’ai d’abord travaillé sur la façon dont le cerveau détecte les émotions dans des espaces tels qu’une salle d’attente ou une rame de métro. Nous avons fondé [S]CITY sur l’idée que les comportements humains en ville, influencés par de nombreux mécanismes souvent involontaires, inconscients, et invisibles, peuvent être mieux décryptés grâce aux sciences cognitives. C’est pour nous un outil scientifique qui permet de fabriquer une ville qui prend mieux en compte les besoins sociaux, émotionnels, et sensibilités des individus.
Lire aussi :
Actuellement, les projets ne prennent pas suffisamment en compte la dimension humaine ?
Emma Vilarem : C’est une dimension qui est souvent peu prise en compte, peu explorée. On estime souvent que ces questions de perceptions, de vécu ou d’émotions varient d’une personne à une autre et ne peuvent ainsi pas être prises en compte. Il est vrai que nous avons tous des cerveaux différents, mais nous partageons aussi un grand nombre de mécanismes communs (attrait pour la nature, aversion pour la pollution sonore, etc.) qu’il est capital de prendre en compte. Le risque de ne pas le faire, ce sont des environnements pas ou peu appropriés, où la vie sociale ne peut pas se tisser. Ce que l’on gagnerait à mieux prendre en compte l’humain, c’est un attachement au lieu plus fort, qui permettrait de développer sa vie sociale, de prendre soin de son environnement et des autres. Nos préconisations s’adaptent au contexte et aux enjeux des projets, bien sûr, mais elles peuvent concerner les cheminements dans un quartier, le fait de prêter attention aux parties communes, au mobilier que l’on décide d’y implanter… Nous accompagnons également les réflexions sur les typologies de bâtiments qui offrent un confort d’usage tout en permettant aux gens de se rencontrer. Car les interactions sociales sont fondamentales pour les individus, elles permettent d’améliorer le bien-être, la santé et même l’espérance de vie.
La densité d’interactions qu’offre la ville correspond donc bien selon-vous à ce dont notre société a besoin ?
Emma Vilarem : Oui, et c’est un sujet très important. L’impact de l’environnement urbain sur l’humain est parfois perçu comme délétère (pollution sonore, lumineuse, raréfaction de la vie sociale, éloignement avec la nature) mais ce n’est pas un constat mortifère ! Au contraire, faire ce constat c’est souligner que ce sont des villes que doivent venir les solutions, puisqu’en raison de nombreuses problématiques notamment liées à l’imperméabilisation des sols, nous devons construire la ville sur la ville. Prendre la mesure de cet impact délétère, c’est justement souligner l’importance de faire des villes qui prennent soin du vivant. C’est une motivation, car on se rend compte qu’en situation de crise – par exemple lors de la pandémie – le lien social est une ressource. Nous avons des données qui montrent que face à des catastrophes naturelles (tsunami, éruptions volcaniques…), les populations qui ont eu la capacité d’avoir un support social local sont celles qui ont le mieux surmonté les crises. Une fois qu’on s’est connu, on ne se « dé-connaît » pas ! Les villes peuvent, et doivent sûrement, accompagner la construction de ce lien social local.
Étendre les villes n’a pas été véritablement démonstrateur de grands bénéfices du point de vue humain
Emma Vilarem
En quoi le recyclage urbain, le fait de construire la ville sur la ville ou de faire appel au patrimoine correspond à votre vision de la ville ?
Emma Vilarem : Connaître et comprendre l’histoire du quartier dans lequel on vit est un vecteur d’attachement selon les données scientifiques. Les expériences ont montré, par exemple, que sensibiliser des jeunes à l’histoire de leur quartier a un impact direct sur leurs comportements, avec plus d’intentions de prendre soin et de protéger cet environnement. Mais au-delà de la seule question de l’attachement, il y a la question de l’environnement : étendre les villes n’a pas été véritablement démonstrateur de grands bénéfices du point de vue humain ! Nous souffrons tous de la pollution créée par les routes qui s’étendent, de la raréfaction des terres agricoles, et bientôt nous souffrirons également des inondations crées par l’artificialisation. Il faut donc arrêter d’étendre les villes, nous sommes tous en phase avec ce constat !
Concrètement, comment réconcilier les attentes des urbains avec la réalité ?
Emma Vilarem : Il faut davantage prendre en compte l’humain, et cela pose des challenges ! Nous avons réalisé une étude avec le département de Seine Maritime sur le ZAN pour essayer de comprendre quels sont les leviers comportementaux à actionner pour faire en sorte de limiter l’étalement urbain. Quelles sont les croyances et représentations des différents acteurs de l’habitat concernant la densification ? Qu’est-ce qui pousse les individus à sortir de la ville ? Quels sont les besoins des citadins qui cherchent à s’en s’éloigner ? En premier lieu, le besoin d’avoir un espace (de nature) extérieur ressort fortement, et l’on doit donc se demander comment les villes peuvent mieux répondre à cette demande : comment équiper les logements d’espaces extérieurs qualitatifs, comment faire en sorte de maximiser les expériences de nature en ville et comment faciliter l’accès aux espaces de nature en dehors de la ville. Deuxième demande, la volonté d’être seul. C’est une demande très intéressante, car l’humain est un animal social et trouve typiquement son équilibre dans les interactions sociales. Ce désir d’éloignement nous dit que le contexte social de la ville ou du logement collectif est vécu (ou perçu !) davantage comme une nuisance que comme un bénéfice. Or le potentiel de lien social de la ville est gigantesque, il faut l’exploiter !
Et si l’on adapte l’offre de logement, est-ce que cela peut fonctionner ?
Emma Vilarem : Lorsque l’on demande aux périurbains s’ils trouvent idéal d’être dépendants de leur voiture ou d’être éloignés des services ou de ne pas pouvoir amener leurs enfants à l’école à pied par exemple, ils répondent « non » ! Nous avons réalisé des focus groupes, au cours desquels nous proposions de fausses annonces immobilières créées sur la base des résultats de notre enquête sur les aspirations des habitants, avec des habitats alternatifs qui permettent de densifier le tissu urbain tout en offrant des espaces de nature à proximité, en minimisant les vis-à-vis mais en créant la rencontre via des espaces partagés. Lorsqu’on les présentait aux participants, certains aprioris étaient reconsidérés et la maison individuelle en zone pavillonnaire n’apparaissait finalement plus comme un idéal indétrônable.