Publié le 18 oct 2022
Temps de lecture : 4 min
Interviews
Publié le 18 oct 2022
Temps de lecture : 4 min
Sonia Lavadinho, anthropologue urbaine et géographe active dans les champs de la mobilité, de l’espace public et de la prospective, développe le concept de ville « relationnelle ». Le recyclage urbain peut-il contribuer à l’émergence de sa vision ? Éléments de réponse.
Vous avez développé le concept de ville relationnelle. A quoi correspond-il ? Comment se traduit-il au quotidien pour les habitants ? Comment se perçoit cette ville relationnelle ?
Sonia Lavadinho : La ville relationnelle trouve son épaisseur dans les temps de déplacement, ces 15 à 20 heures hebdomadaires que l’on pense perdues. La question, c’est de savoir comment faire pour que chaque heure de nos vies soit tournée vers la ville du dehors, que l’on arpente lors de nos promenades, de nos activités sportives en extérieur, mais aussi de nos déplacements au quotidien. La ville relationnelle est faite des rencontres dans l’espace public, elle nous lie aux autres mais aussi au vivant, au paysage de proximité. La ville monofonctionnelle, héritage du XXe siècle, ne prend pas en compte les mutations dans les usages et la nécessité de construire la ville sur la ville.
Lire aussi :
Dans quelle mesure le recyclage urbain peut-il contribuer à l’avènement de cette ville relationnelle ?
Sonia Lavadinho : Le recyclage urbain suppose tout d’abord de construire la ville de façon biophilique : en favorisant les voies vertes pour prendre le relais des axes routiers et favoriser la marche et le vélo plutôt que le recours à l’automobile ; en ménageant des espaces naturels au cœur du métabolisme urbain ; en entourant le bâti existant de deuxièmes peaux végétalisées afin d’apporter plus de confort climatique aux endroits où nous passons le plus clair de notre temps, qu’il s’agisse de logements ou de bureaux. De mon point de vue, il ne s’agit pas uniquement de décarboner le bâti neuf ni de recycler les matériaux provenant d’anciens bâtis, mais de réellement intégrer la biodiversité dans notre façon de fabriquer l’habitat urbain.
Un deuxième axe de réflexion est celui de la diversité des publics auxquels on s’adresse, qu’il s’agit de mixer par centres d’intérêt plutôt que de séparer par tranches d’âge. De manière générale, au lieu d’agir simplement sur les espaces, il faut réfléchir les espace-temps, autrement dit le temps des lieux. Ces derniers sont-ils employés de manière efficiente ? Pour répondre à cette question, l’indicateur ne devrait pas être le prix au mètre carré mais le prix du mètre carré par seconde. Nous devons penser les relations jour / nuit, semaine / week-end, pour faire de la mixité spatio-temporelle le nouveau paradigme nous permettant de mesurer la valeur ajoutée de ce que nous construisons à l’aune de l’intensité d’usage qu’elle génère.
Les infrastructures existantes, sur lesquelles s’appuie le recyclage urbain, bénéficient-elles d’atouts particuliers pour mettre en pratique la ville relationnelle ?
Sonia Lavadinho : Aujourd’hui, seulement 10 à 15% des espaces urbains sont relationnels : les parcs, les places centrales, etc. Le potentiel de massification est pourtant majeur, en créant notamment des deuxièmes peaux aux parcs existants, en retravaillant les carrefours à feux pour en faire des lieux vivants et accueillants, comme le montre bien la reconversion de la Tellplatz à Bâle en zone de rencontre végétalisée. Il faut aller au-delà du recyclage des friches du XIXe siècle, des usines et des casernes à fort potentiel architectural, pour s’attaquer au recyclage des friches du XXe siècle, dont l’architecture est moins qualitative alors même que le nombre d’hectares qu’elles occupent est bien plus important que les ZAC réalisées jusqu’ici. Par ailleurs, nous disposons déjà de canopées dont il faut désormais changer les affectations : les vastes parkings en surface qui ne profitent qu’aux voitures et non aux humains, et les nombreuses avenues et boulevards très ombragés mais dominés par la circulation et la vitesse. Ces espaces sont de potentiels « ruisseaux de fraîcheur », des corridors de santé et de biodiversité qui pourraient offrir des services biosystémiques considérables aux populations. L’exemple de l’aéroport de Tempelhof, à Berlin, ou de la High Line, à New York, illustrent la convertibilité des infrastructures en espaces verts de proximité. Il Bosco verticale, conçu par l’architecte Stephano Boeri à Milan, est quant à lui précurseur de la logique d’une deuxième peau du bâti qui assume son rôle de biotope naturel.
La High Line à New York, l’aéroport de Tempelhof à Berlin et Il Bosco verticale à Milan (©Istock)
Comment passer de la théorie à la pratique selon vous ?
Sonia Lavadinho : Le recyclage urbain doit être au rendez-vous de la transition écologique : il s’agit de rechercher le confort thermique qui est une condition clef de l’habitabilité. En outre, la restauration des sols fertiles en ville est nécessaire pour favoriser la production alimentaire et créer des lieux plus généreux pour se déplacer à pied et à vélo. L’intensité d’usage des lieux doit être au cœur de nos réflexions sur la dimension temporelle des villes. Trop de lieux sont encore monofonctionnels : une école ne fonctionne qu’en journée, comme la plupart les équipements publics. Les logements sont plutôt occupés le soir et la nuit. En somme, presque aucun bâtiment ne fonctionne 24h sur 24h. Cependant, cette intensité d’usage suppose des questions d’acceptabilité. Il faut placer le curseur de façon flexible, mais avec beaucoup de justesse, entre l’intime et la vie en collectivité.
Le « zéro artificialisation nette » peut-il accélérer le mouvement en France ? Pourquoi ?
Sonia Lavadinho : Freiner l’étalement urbain est une bonne chose, à condition que la loi ne soit pas assortie de trop nombreuses exceptions. Les promoteurs et aménageurs ont un rôle majeur à jouer dans le recyclage urbain. Ils peuvent développer des quartiers qui répondent aux impératifs de la ville relationnelle : des quartiers sans voiture, des rez-de-chaussée en commun, des espaces publics qui se déploient verticalement sur plusieurs étages. On a parlé des canopées, mais il faut favoriser la mixité programmatique des bâtiments alentour, en proposant des offres qualitatives. La propension de la population à accepter la réhabilitation, de vivre dans d’anciennes friches est plus élevée qu’on ne le pense. C’est à l’intérieur des bâtiments que la ville relationnelle se noue : les parties communes et les lieux de circulation sont des mètres carrés relationnels. Je pense notamment au Vortex, résidente étudiante à Lausanne, dont les logements sont organisés autour d’une rampe paysagée, qui constitue un véritable espace de vie. La clef est de faire de l’intensité des relations humaines un des objectifs du recyclage urbain.
Sonia Lavadinho co-rédige actuellement avec Pascal Lebrun-Cordier et Yves Winkin un ouvrage intitulé « La Ville relationnelle », à paraître fin 2022.